* Flop, flop, flop, flop, flop *

Firent les pas de la viking tout au long de son trajet, marqué par des empreintes de sang. L'agence Doppelganger ne se démarquait pas vraiment des maisons voisines, avec son style architectural mêlant simplement mais avec un certain charme bois et pierres. La réputation suffisait à la rendre remarquable, supposa la viking. Elle frappa à la porte, espérant que l'hôte ne se montrerait pas trop de mauvaise humeur d'être réveillé en pleine nuit. Svenhild, elle, aurait assommé celui qui se serait permis de frapper à sa porte à une heure pareille. Mais la plaque précisait qu'il recevait sans rendez-vous, et justement, la viking n'avait pas rendez-vous. Elle frappa à la porte. Essaya.

- Hein ?!!!

Sa main était passé au travers du bois et avait frappé l'air. Elle sortit le poing de la maison et jaugea d'un air ahuri sa main immatérielle. Faits de particules de sang, ses pores rouges se mouvaient pour former des contours intangibles. Svenhild tendit l'autre bras devant elle: tout son corps n'était plus que sang ! Bon, pas la peine de frapper donc. Elle avança d'un pas brusque vers la porte.

*BANG !*

Fit la porte contre laquelle elle se cogna quand Razielle rendit à son corps sa constitution habituelle.

- PAR TOUS LES NAINS PASSÉS SUR LA GRANDE FREYJA, JE M'EN VAIS T'ENFONCER SI BIEN QUE LOKI LE MALIN LUI-MÊME SE RIRA DES COUPS DE QUEUE DE SVADILFARI !!!

Hurla-t-elle rageusement à la porte dans la petite rue jusqu'alors silencieuse.

* flop... flop... flop, flop, flop, flop !! *

Firent ses bottes alors qu'elle se relevait et se jetait sauvagement sur la porte pour l'enfoncer d'un coup d'épaule.

- HOUAAAA !!!!

Fit-elle lorsque Razielle fut de nouveau prise du caprice de changer tout son corps en particules de sang, la faisant débouler à toute allure dans l'agence et tomber tête la première.

* flop... flop...*

Firent piteusement les bottes ensanglantées lorsqu'elle se releva, un peu sonnée. Puis, curieuse de l'endroit où elle avait atterrie, elle leva la tête.

Svenhild poussa une exclamation étouffée à la vue des tas d'or répandus dans toute la demeure. Incrédule, elle chercha la fin de cette étendue de richesses du regard, l'air de plus en plus méfiant. Elle approcha pourtant du tas de pièces le plus proche, hésitant à soulever l'un des ronds d'or. La jeune femme n'était pas cupide, l'or ne lui importait que modérément. Mais par le marteau de Thor, une telle débauche de richesses ne s'exposait pas si impunément sans protection ! Alors quel pouvait être le piège qui se refermerait sur le voleur s'il défiait le célèbre mercenaire ? Serait-ce une malédiction qui le châtierait ou un monstre gardien tapi derrière une pile d'or, prêt à attaquer? Incapable de résister plus longtemps, Svenhild céda à sa curiosité et prit une pièce, tous les sens aux aguets. Rien. Il ne se passa tout simplement rien. Déçue, elle jeta la pièce sur un monticule et se désintéressa du décor.

- OY ! Y A QUELQU'UN ??

Mais personne ne répondit à son appel, et l'endroit semblait désert. Tant pis, elle devrait donc trouver un autre moyen de regagner l'île. Elle fit quelques pas vers la porte, ses bottes chantant leurs nouveaux "flop flop" habituels, lorsqu'une vive douleur à la main la fit lâcher Razielle dans un grognement. L'épée cria un cliquettement métallique en tombant au sol. Svenhild ouvrit sa main pour la regarder de plus près, à la recherche d'une blessure. C'était comme si un feu s'était réveillé dans sa main, la brûlant avec une rage soudaine. Mais aucune marque ne marbrait sa main, qui révélait simplement une rougeur anormale. Plissant les yeux dans une expression accusatrice, elle examina Razielle sans oser la reprendre tout de suite.

Après quelques secondes d'hésitation, elle se pencha toutefois sur l'épée et toucha brièvement son pommeau pour écarter aussi la main. L'arme était aussi douce et chaude que d'ordinaire. Sagement allongée au sol, Razielle semblait répondre à sa méfiance par toute l'innocence du monde. Svenhild n'y croyait qu'à moitié, mais elle ne pouvait pas partir sans elle; elle referma la main sur son pommeau et la souleva, sans souffrir d'aucun mal à son contact. Est-ce qu'elle avait imaginé cette brûlure invisible ? De nouveau, elle avança en direction de la porte. Et de nouveau, une brûlure intense lui mordit la main, l'obligeant à relâcher l'épée dans une flopée de jurons. Cette fois, la douleur s'évanouit un peu plus lentement dans sa main, et Svenhild comprit que ce n'était pas la chair que brûlait Razielle, mais le sang. Jolie nuance, pour ce que ça changeait ! La jeune femme fut prise d'une envie irrationnelle de sauter à pieds joints sur l'épée pour venger sa morsure sanguine. Elle eut besoin de prendre le temps de s'imaginer la réaction du mage si elle lui ramenait Razielle tordue pour se dissuader de frapper celle-ci. Même si, en y réfléchissant bien, il n'avait jamais précisé l'état dans lequel la lui rapporter... Svenhild secoua la tête, comme si le mouvement pouvait chasser l'idée de son esprit.

Un long soupir ennuyé franchit finalement ses lèvres, et la Nordique se laissa tomber sur un monticule d'or, près de l'épée. Les traces de pas menaient jusqu'ici, et l'aube se lèverait d'ici peu. Elle n'avait pas de temps à perdre. Razielle en revanche, si. Svenhild fit glisser sur elle un regard suspicieux. Est-ce que l'épée souhaitait... attendre le mercenaire ? A moins qu'elle n'attende qu'un adversaire parvienne au bout du chemin qu'elle avait tracé dans le sang et n'espère un combat. Adoucie par la pensée que l'épée avait peut-être une raison de les obliger à rester là, Svenhild approcha doucement la main du pommeau, et referma les doigts autour. Razielle se laissa soulever avec la docilité d'un animal de compagnie.

- Ok, on attend alors.

Soupira Svenhild, qui ne savait pas ce qu'elles attendaient mais se pliait tout de même à la volonté de la Dame de sang. Elle n'eut cependant pas à attendre bien longtemps; quelques secondes après avoir cédé à l'épée, une petite silhouette apparut de nulle part. Alors que la Nordique se relevait avec une vigueur qui témoignait de son impatience, le renard s'assit. A son salut, elle sourit. Elle habitait la capitale depuis 4 ans et avait entendu parler du mercenaire. Beaucoup de choses se disaient à son sujet, dont le fait qu'il serait changelin. Les rumeurs n'exagéraient donc pas toujours.

- Quand je pense que je me suis inquiétée de troubler le sommeil... d'un animal nocturne.

Dit-elle pour elle-même, avant de poursuivre à l'adresse du mercenaire:

- Je l'espère bien. Je dois rejoindre l'île des sacrifiés et...

Les yeux de la viking se perdirent sur les empreintes de sang qui entachaient le sol de l'agence.

- C'est assez pressé. Vous pouvez m'y emmener ?

Si les rumeurs n'exagéraient pas non plus sur les talents du changelin, il le pouvait, sans aucun doute. Mais le ferait-il ? Les monticules de richesses tout autour d'elle rappelaient à la jeune femme que le personnage n'avait pas besoin des quelques pièces qu'elle pourrait lui payer contre son aide. Alors pourquoi lui rendrait-il ce service ? Elle se prit à espérer que l'épée l'avait effectivement attendu lui, et ce pour une bonne raison.

Un contrat "d'escorte" ! La formulation fit sourire la viking, qui pour taquiner le rouquin déclara d'un air bravache:

- Oui, voila: vous vous occupez de m'emmener, et moi je vous sers d'escorte.

Décidément amusée par le terme supposant sa protection par le petit renard civilisé, elle gloussa allègrement. Au mieux, le mercenaire ralentirait l'agresseur qui désirerait suffisamment un manteau de fourrure pour courir après lui plutôt qu'après elle. En remarquant le poil soyeux du petit renard, Svenhild eut envie de lui tapoter gentiment la tête, alors qu'elle l'imaginait sur le dos d'un bandit contre lequel il aurait tenté de la protéger. Escorte, c'était vraiment un mauvais choix de mot. Mais c'était un mauvais choix adorable.

Lorsque le mercenaire voulut savoir si elle détenait une monture, la jeune femme ne répondit pas tout de suite. Hésitante, elle se contenta d'abord d'une onomatopée pensive:

- Hmmm...

Elle n'avait pas de monture, mais il était possible d'en emprunter aux écuries du palais. Par Odin, elle mourrait d'envie de voir un renard chevaucher à ses côtés ! Mais non, à la réflexion, le changelin choisirait sûrement une forme plus pratique pour monter à cheval, et ce ne serait alors plus d'aucun intérêt... Déçue, Svenhild lança au renard un regard désespéré. Mais enfin, après tout, elle souhaitait cheminer en toute discrétion, et l'écuyer qui serait témoin de ses pas sanglants ne manquerait pas de dénoncer l'identité de la pilleuse de tombe. Au bout de quelques secondes, elle haussa les épaules.

- Non, je n'en possède pas...

Un sourire malin se dessina au coin de ses lèvres.

- Mais je suis sûre que la monture saura se montrer serviable et m'accueillir sur son dos malgré tout.

Son regard insistant pesa trop longtemps sur le renard pour qu'il puisse se méprendre sur son choix de monture. Naturellement partie du principe qu'il mettrait à contribution ses talents de changelin comme elle le lui demandait, elle poursuivit avec entrain, sans reprendre son souffle:

- Peut-être sous la forme d'une licorne ! Bleue, vous sauriez faire en bleu ? J'adore le bleu. Non attendez ! Par la voie des airs, ce serait plus rapide. Un aigle géant ? Non, je sais !!!

Les yeux exorbités, comme frappée par le génie de son idée, elle réclama :

- Sous la forme d'un dragon ! Vous sauriez vous changer en dragon ?

A présent, elle retenait son souffle et fixait le renard avec impatience. La fixation soudaine du tarif du mercenaire prit la jeune femme de court.

- Les traces de... quoi ?!

L'esprit ralenti par ses ambitions de monture draconique, elle dut abaisser le regard sur les flaques rouges pour comprendre l'offre du mercenaire.

- Oh... Oh !!

Ses traits se durcirent légèrement, recouvrant leur habituel éclat d'arrogance. Svenhild n'avait pas vraiment les moyens d'ignorer l'économie que lui offrait le changelin, mais elle était encore plus dénuée d'humilité que d'argent. Et puis, pourquoi serait-ce à elle de nettoyer le passage de Razielle ? Haussant le menton, l'air souverain, elle répondit:

- Ma bourse est aussi pleine que celle d'un matelot à son retour sur terre après une navigation de 6 mois.

Elle adressa au renard un clin d'oeil complice, fière de son double-sens subtil. Sortant de sa poche une maigre bourse, elle y piocha 7 kalys qu'elle posa en équilibre au sommet d'une pile d'or. Le métal sonna lorsqu'elle se retourna et que les pièces tombèrent de leur monticule.

- La moitié en acompte, l'autre moitié à l'arrivée !

- Je peux vous servir de monture...

Svenhild adressa un large sourire à sa nouvelle monture, ravie de la bonne volonté qu'elle mettait dans ses services.

- Mais cela engagera à un second contrat.

La fin de phrase du mercenaire balaya instantanément la bonne humeur de la viking, dont le regard se glaça. Il était bien difficile en affaires pour un renard, ce renard ! Mais elle ne pouvait décemment se plaindre de ses tarifs après avoir vanté le poids de sa bourse. Faisant mine de partager la joie de l'animal, elle se composa un sourire suffisant et haussa les épaules dans une attitude nonchalante.

- Je ne gagerais pas contre vous là-dessus, Doppelganger. Mais j'ai changé d'avis. Le premier contrat seul suffira.

L'air impérieux, elle défiait du regard l'animal d'oser lui demander des explications sur son revirement soudain. Cependant, peu de secondes après, son masque d'exigence autoritaire céda pour un petit sourire d'auto-satisfaction. A l'évidence, la jeune femme était sensible au charme de sa démonstration d'assurance, et ne doutait pas que le renard partageait son admiration.

- Bien, assez discuté. On y va !

Sur ces mots, elle traversa l'agence à vive allure, y répandant un peu plus de sang dans un chuintement de "flop" réguliers, et ouvrit la porte en trombe. L'accord avec le mercenaire semblait avoir ravivé son énergie, et elle filait gaiement vers... Mince, vers où, d'ailleurs ? Elle s'arrêta net et se retourna vers son nouvel acolyte, le regard plein de compassion.

- Ah, j'oubliais que vous aviez de petites pattes. De toute évidence, mon allure est trop rapide pour vous. Je vais tacher d'aller plus lentement afin que vous puissiez voyager à mes côtés : ce n'est pas parce que je paye vos services que je ne peux pas apprécier aussi votre compagnie durant le temps de notre arrangement, pas vrai ?

Il ne lui avait rien expliqué de leur parcours, mais puisqu'elle avez décidé qu'ils avaient assez discuté du contrat, elle le suivit sans poser de question à ce sujet. Elle n'aurait plus eu l'air de mériter autant son autorité si elle revenait sur une discussion qu'elle avait elle-même conclue un instant plus tôt...

Le souffle coupé, la viking ne pipa mot durant la métamorphose de son employé. Elle avait entendu vanté ses talents de changelin, mais c'était autre chose de le voir. Bien que progressive, la transformation ne lui prit que quelques secondes, et le petit renard fit alors place à une magnifique licorne... bleue. Et assez serviable pour accepter de la transporter sur son dos sans supplément. Pantoise, ses yeux de glace écarquillés et toujours fixés sur le canasson, la jeune femme lâcha enfin :

- En fait, c'est juste que vous aimez pas les dragons.

Pourquoi sinon lui réclamer l'argent pour une forme draconique, et non pour celle d'une licorne ? Secouant la tête en signe de désapprobation quant aux sentiments du changelin par rapport aux dragons, Svenhild posa un pied sur l'étrier et se hissa sur le dos de son employé. Malgré les mauvais goûts de ce dernier, elle concéda une réponse enjouée à sa question:

- D'accord mais seulement si tu me le rends après.

Le mercenaire avait tenté de faire hausser ses prix pour un second contrat et n'aimait pas les dragons, mais la viking ne pouvait s'empêcher de le trouver sympathique en dépit de ses torts, et c'était tout naturellement qu'elle avait subitement abandonné le vouvoiement pour s'adresser à lui. La gratuité de sa dernière offre avait peut-être aussi joué en faveur de ce revirement. Tout sourire, sa prise assurée sur la crinière de sa monture et les cuisses serrées contre ses flancs, elle ordonna le galop d'un coup sec d'étrier. Lorsque la licorne prit suffisamment de vitesse, que le vent lui fouetta le visage et fit s'envoler en arrière ses longs cheveux, et que des passants purent admirer l'allure digne que cette chevauchée lui donnait, elle se présenta d'un ton crâneur :

- Svenhild Svensdottìr !

PART II